Leïla Sebbar romancière et nouvelliste

Journal d'une femme à sa fenêtre  

suite 39
(janvier-février 2016)


                                                                              CONTACT

Janvier-février 2016

Cologne… Agressions sexuelles de masse. Jour de l’An à Paris. Adonis, poète arabe, critique de l’Islam. Al-Qaïda au Yémen, lapidation. Le SDF de Monoprix est mort. Les Roms sous le viaduc. Daech en Libye. Toilettes publiques et discrimination. Le président iranien et les statues romaines. « Baraka City ». Photos de Gérard Brodas, mon cousin. Jaure, les écoles. Les papiers d’orange de Luc. « L’Islam des chibanis », à Marseille. Disparition des mineurs réfugiés. Mort de Camille Lacoste-Dujardin. Kamel Daoud accusé de racisme et d’islamophobie. Le Salon de l’agriculture à Paris.

Janvier

La nuit du nouvel an.

A Cologne, des femmes allemandes sont agressées sexuellement lors de rassemblements pour fêter la Saint-Sylvestre par des centaines d’hommes, immigrés et réfugiés du Maghreb et du Moyen-Orient. Agressions sexuelles de masse, rarissimes en Allemagne. 379 plaintes déposées. Le chiffre ne cessera d’augmenter et les témoignages sont de plus en plus précis. Les Occidentales sont des femmes libres… Comme la jeune femme française du train Paris-Dreux agressée par trois réfugiés afghans, dont l’un armé d’un couteau. Au moment où ils la déshabillent, un passager intervient et réussit à faire descendre la jeune femme à la gare de Houdan. C’était le 9 décembre 2015. Grâce à des images de vidéosurveillance, les migrants sont identifiés, interpellés et placés en garde à vue. Ils ont expliqué que ce jour-là, ils n’étaient pas dans le train mais en promenade au bois de Boulogne pour draguer des homosexuels et des travestis… Ils se présentent comme des réfugiés politiques.

1er janvier

Quartier désert. J’erre sur le boulevard jusqu’à la place d’Italie pour un express au comptoir. L’Alouette, fermé. Le Havane Café, fermé. Le Corvisart, ouvert mais il est glauque, sale, mal éclairé, je ne pourrai pas lire le journal. Place d’Italie, Le café de France, comptoir fermé. Le Café d’Italie, ancien Montecassino, comptoir fermé. Le Fumaillon, fermé. L’entracte, près de l’ancien théâtre des Gobelins est ouvert. Un express au comptoir, mais la lumière est grise. Je lis avec difficulté un article sur le poète syrien Adonis dans le journal Libération. J’ai acheté son livre d’entretiens avec Houria Abdelouahed : Violence et Islam. Comme Kamel Daoud, Boualem Sansal, Fethi Benslama, Abdelwahab Meddeb (mort il y a quelques mois, le monde musulman a perdu l’un de ses penseurs critiques majeurs), Mohamed Sifaoui, Fawzia Zouari, Adonis a le courage de mettre en cause un courant musulman contemporain mortifère « Les Arabes sont absents du monde. C’est la mort. ».

Al-Qaïda n’a pas disparu avec Ben Laden. Au Yémen en proie au chaos religieux une femme adultère est lapidée par Al-Qaïda. Le 3 janvier, dans le Sud-Est du Yémen des hommes armés mettent la femme dans un trou creusé au milieu d’une cour militaire et la lapident publiquement. Déjà en Afghanistan les Talibans lapidaient des femmes, accusées d’adultère ou de prostitution en place publique, et ces images ont fait le tour du monde… Comme aujourd’hui les images de meurtre en direct de Daech, en Syrie.

Début janvier

Le SDF de Monoprix est assis sur un muret, en face de la Maison de la presse. Grand, il a été beau, les yeux bleus, le teint rouge, froid et bière. Je passe près de lui, je le salue, il est là, dans le quartier depuis plusieurs années. Il est seul. L’autre SDF, son compagnon Jean-Luc n’est pas là. Son amie qui fait des séjours réguliers à Sainte-Anne, l’hôpital psychiatrique du quartier, la prison de la Santé se trouve de l’autre côté du boulevard, elle est fermée pour restauration, son amie Isabelle, petite, nerveuse, de beaux yeux bleus, l’a quitté. Je demande au SDF des nouvelles de son ami de galère « Il est mort en décembre, y a pas longtemps ». Il ne dira rien de plus. Le frère du SDF disparu, un frère presque jumeau, SDF lui aussi, est mort il y a trois ans. Il devait avoir 30 ans. Ils vivaient tous sous le viaduc. Les Roms les ont remplacés. Des familles et des jeunes gens seuls qui vont et viennent, Roumanie-France, France-Roumanie.

Je ne vois plus la famille rom, père, mère et deux filles 10 ans et 6 ans. Vont-elles à l’école en Roumanie ? C’est la question que je me pose chaque fois que je pense à elles et que je vois des enfants mendier. Ils grandiront sans lire ni écrire. Jamais ? Comment sauront-ils le monde ? Comment vivront-ils sans ce plaisir ?

Sous le viaduc, les Roms. Leur quartier général, la grille chauffante du métro. Ils vont et viennent à travers Paris. Ils ont laissé sous le viaduc, un fauteuil blanc, non loin du banc vert qu’ils squattent. C’est le banc du SDF qui insulte les Arabes et les Noirs. Il a abandonné son banc pour le banc vert face au jardin du Mail de Bièvre. Il est tranquille. Il fait ses mots fléchés.

 


                                                        Sous le viaduc. Janvier 2016 (coll. part.).

Mi-janvier

Le beau Zidane. Le plus beau. Profil parfait des sculptures gréco-romaines. Les yeux verts. La bouche tendre. Le prince du Real Madrid. Ma mère regardait les matchs de foot pour lui, Zizou, moi aussi.

 

Et voici Daech en Libye, à Syrte, l’ancien fief du président Khadafi assassiné chez lui. Les désastres de la guerre. Afghanistan, Irak, Mali, Libye. L’Amérique et ses supplétifs (la France est dans l’Otan…) sont les artisans du chaos au Moyen-Orient, complices des despotes et dictateurs de ces pays. Morts, ils ont ressuscité pour mettre leurs peuples à genoux. Où sont les révoltes arabes initiées par les peuples arabes du Moyen-Orient ? Révoltes confisquées au profit d’oligarchies corrompues et de Daech. Depuis la Libye, Daech menace la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et au-delà de la Méditerranée, l’Europe et la France meurtrie en janvier 2015, des journalistes assassinés, et en novembre des jeunes au Bataclan et sur des terrasses de cafés. Daech envoie des messages et des vidéos pour terroriser. On renforce l’état d’urgence.

Les réfugiés forcent les portes de l’Europe.

 La discrimination sexuelle commencerait dans les toilettes publiques, d’après l’article de Ruwen Ogien dans le journal Libération (15 janvier 2016). Prôner un pictogramme pour les transsexuels oui, mais cela n’empêche pas la séparation Hommes/Femmes dans les toilettes publiques. Aller aux toilettes dans les trains, les avions, les cafés populaires, les lieux publics est un supplice. Les hommes pissent debout, ne se lavant pas, ne s’essuient pas, la lunette et le bord de la cuvette sont maculés de gouttes jaunâtres, le sol aussi, les semelles collent, on a le haut des cuisses mouillé… Berk. Les femmes s’assoient pour pisser, peut-être certaines folles se mettent debout pour pisser, ne pas toucher la cuvette par peur des microbes ? En général, non. Pas de gouttes d’urine partout alentour, pas de semelles collantes, les femmes s’essuient… Parfois trop, des papiers-toilette traînent près de la poubelle ou des serviettes hygiéniques… Berk. Quelle est la solution ? Comme les enfants, faire pipi avant de quitter la maison.

Lundi 25 janvier

Visite du président iranien Hassan Rohani à Rome. Matteo Renzi a cru bon de dissimuler les statues antiques dans des caisses et de servir un dîner sans vin… Quel est le protocole lorsqu’un pays reçoit un chef d’État étranger ? Se plier aux mœurs de son pays ? N’est-ce pas plutôt au chef d’État étranger de s’accommoder des mœurs du pays invitant ? S’il y a du vin, il n’en boit pas, suivant les règles de sa religion, si des statues antiques s’offrent à ses yeux, respecter l’art du pays hôte. Le président d’un pays raffiné tel que l’Iran est capable d’avoir cette attitude. C’est offensant pour l’Iran que l’Italie traite son président comme un enfant incapable de se contrôler.

 L’association Baraka City, ONG islamique entre humanitaire et islam rigoriste, paraît jouer sur les deux tableaux, double discours aussi. En Algérie, les islamistes sont venus au secours des plus démunis abandonnés par le pouvoir oligarchique et corrompu pour bénéficier de leurs voix. Ce qu’ils ont obtenu lors des élections. Ils ont gagné avant d’être chassés du pouvoir par les militaires, ce qui a provoqué une guerre civile dans les années 1990 dont l’Algérie ne se remet pas.

Fin janvier

Je reçois, de mon cousin Gérard Bordas, un paysage de Jaure où nous allions dans l’enfance. Nous étions « Les cousins d’Algérie » et nous découvrions, été après été, la France, le pays de ma mère. Je pensais que la Dordogne, c’était la France entière.

Gérard m’envoie aussi des photos d’écoles de la Troisième République comme je les aime, et une carte postale brodée que je n’ai pas dans ma collection, une Toulousaine.

 

                       Photo de Gérard Bordas                                      Carte postale laToulousaine

                                                    Jaure Dordogne  Photo de Gérard Bordas

                                                           Écoles : photos de Gérard Bordas

Février

Luc Thiébaut fondateur de La maison de la Méditerranée, qui a organisé avec Dalila Abidi des rencontres en décembre 2015 et un entretien sur Radio Cultures Dijon avec Abdel Ali, les 7, 14, 21 février 2016, m’envoie des papiers d’orange de sa collection. Un clin d’œil de collectionneur à collectionneuse de ces objets domestiques « orientalistes ».

 



                                                        papiers d’orange (coll. Luc Thiébaut).

Début février

Lucien Igor Suleiman a 10 ans.

 À Marseille, la plus grande ville musulmane d’Europe, pas de grande moquée pour les 250 000 musulmans marseillais, les Algériens sont les plus nombreux, ils s’amusent à dire que Marseille est la deuxième ville d’Algérie après Alger… D’après un jeune imam, Marseille est protégée de l’islamisme radical, parce que les fidèles pratiquent « un islam de chibanis » apaisé, modéré. Un autre imam évoque des matchs de foot où arbitre et joueurs s’arrêtent pour prier, un club de boxe où on prie avant l’entraînement et où les filles boxent en voile. Le journaliste Luc Leroux, correspondant du Monde, précise que des Marseillais sont partis en Syrie. Il signale, parmi des mosquées perquisitionnées, la mosquée d’une cité des quartiers et qu’on surnomme « La petite Kaboul ».

 Fatiha T. m’a donné au Maghreb des livres fondé il y a plus de vingt ans par Georges Morin, une carte d’invitation à un mariage musulman, le marié est symbolisé par une moustache noire, virilité oblige, et la mariée par une bouche rouge qui sourit, féminité oblige…

 

Des milliers de mineurs isolés, des enfants migrants disparaissent en Europe, victimes de passeurs criminels, trafiquants d’êtres humains qui agissent en toute impunité. Trafic d’organes, trafic sexuel… On peut aussi, ce que ne fait pas « France Terre d’asile », mettre en cause les familles qui envoient des mineurs, garçons et filles, seuls, perdus dans des pays inconnus dont ils ne parlent pas la langue, sous le prétexte de rejoindre un parent en Europe. On ne peut justifier de tels actes par la misère du pays d’origine.

Fin février

À la page « Disparitions » du Monde, un article sur Camille Lacoste-Dujardin « ethnologue de la culture kabyle » (1929-2016). Je l’avais rencontré pour un entretien sur les femmes ethnologues du Maghreb. J’avais aussi rencontré Germaine Tillion et Fanny Colonna, Tassadith Yacine aussi, pour France Culture. En quelle année ? J’ai oublié. Camille Lacoste-Dujardin m’a fait découvrir Germaine Laoust-Chantréaux, une institutrice à Aït-Hichem en Kabylie, ethnologue amateur, prise de passion pour la Kabylie et les Kabyles. Camille a publié un livre : Kabylie côté femmes de Germaine Laoust-Chantréaux avec des photos prises par l’institutrice qui voyageait seule de village en village avec sa mule et son appareil photo. Dans la maison d’école, il y avait un piano, son piano. Ses écoliers et écolières ont entendu Chopin ? Je ne l’ai pas demandé à Camille.

 On reparle de Cologne après l’article de Kamel Daoud publié dans Le Monde du 5 février. Polémique des deux côtés de la mer et en Europe. Racisme, islamophobie… Kamel Daoud maintient sa position sur la misère sexuelle du monde arabo-musulman, cause des débordements de Cologne. Kamel Daoud, attaqué par quelques intellectuels en France, décide de renoncer au journalisme. Dans une tribune, Fawzia Zouari, journaliste et écrivaine, défend les thèses de Kamel Daoud et insiste sur le fait que des intellectuels musulmans sont en droit de critiquer l’Islam. Ils sont malheureusement peu nombreux, ceux qui osent s’exprimer ainsi, publiquement.

27 février – 6 mars

Salon de l’agriculture à Paris. On voit la vache Cerise, partout sur les affiches, dans la capitale. Après les manifestations paysannes partout en France, les paysans sont au Salon. Ils parlent d’eux, de leurs difficultés, de l’agriculture française menacée, des suicides de paysans. Le mot paysan avec « les Jacqueries » revient. On s’aperçoit que les paysans sont les travailleurs de la terre, les nourriciers, les créateurs de paysages. Ils sont le sel de la terre. Sans eux, plus de vie, plus de pays… C’est l’Apocalypse annoncée, réelle, pas virtuelle.

J’ai pensé écrire et publier un texte avec Marie-Hélène Lafon, fille de paysan, écrivaine, une sorte de manifeste « défense et illustration des paysans ». Je ne l’ai pas fait.