Leïla Sebbar romancière et nouvelliste

          Journal d'une femme à sa fenêtre  

SUITE 64

 (Mai 2019)


Les coquelicots, sous le viaduc. Mai 2019 (coll. part.)

Le guerrier en herbes. Mai 2019 (coll. part.)
Mai

Il sort des Toilettes Decaux, boulevard Blanqui. Je reconnais l’homme au chien noir, le compagnon de rue de Jean-Luc et Isabelle, sous le viaduc. Ils s’aimaient sur le bitume, Jean-Luc est mort, Isabelle a disparu, peut-être dans un pavillon fermé de l’hôpital Sainte-Anne. Les pavés sous le viaduc sont déserts depuis 2013-2014, environ. Quelques Roms encore autour du banc vert, en face du fleuriste. Leur camion tagué est garé non loin des véhicules de location « France Cars ». L’homme au chien noir est seul. Il boite. Son visage a une couleur grenadine. Bientôt je ne le verrai plus. C’était un bel homme, grand, blond, les yeux bleus. On ne voit plus ses yeux. Celui qui faisait des mots fléchés, sur le banc vert « Ville de Paris » devant le jardin de Bièvre ne verra pas le guerrier végétalisé, cuirasse verte, moustache blonde, debout au bord du lac miniature. L’homme Sans Toit n’est pas revenu sous le viaduc. On a dû l’enterrer dans le carré réservé aux Sans-Logis du cimetière de Thiais.

Aujourd’hui, je photographie le banc vert des Roms. Un camp habité par moments chaque jour, le soir hommes et femmes chantent et dansent, certains dorment sous les deux tentes, l’une verte, l’autre bleue, contre les piliers massifs du viaduc.
Je ne vois plus Tatsiana la jeune Roumaine. Elle va à l’école. Son père mendie près de la Boulangerie Mansour. La famille, père, mère et leurs deux filles habitent une chambre dans un hôtel social. Tatsiana doit avoir 15 ans. Je l’ai revue, il y a quelques mois, assise près de son père. Elle n’est plus jolie. Le vert d’eau de ses yeux a disparu, avec son sourire. J’écrirai une nouvelle qu’elle ne lira pas.
Chaque matin, au pied du jeune platane, le rouge des coquelicots, au milieu des roses trémières en boutons. Un jour, une cigogne ?

15 mai
Une exposition inattendue au Musée d’Orsay, Le modèle noir de Géricault à Matisse, en ces temps où « les Indigènes de la République » et leurs émules sévissent. Pas d’intervention intempestive comme pour la pièce avec masques blancs et masques noirs, je crois, pour figurer noirs et blancs ? Des blancs, les conservateurs des musées occidentaux, exposent des noirs sans l’autorisation des experts noirs… Je me rappelle les années 1970-1980 où des femmes blanches, intellectuelles et féministes ont protesté contre les mutilations sexuelles, en Afrique en particulier, Benoîte Groult a publié un essai à ce sujet. Certaines femmes « blanches » avaient mis en cause ce travail de réflexion critique au nom du droit des peuples à défendre leur culture, justifiant alors ces mutilations sexuelles imposées aux femmes africaines parce que la contestation ne venait pas des femmes africaines elles-mêmes… Interdit, donc, de manifester une solidarité entre Africaines et Occidentales contre l’excision et autres mutilations sexuelles, toujours en vigueur, aujourd’hui dans ce troisième millénaire…
Plus de cent visiteurs dans les salles de l’exposition, ce jour-là, parmi eux, j’ai compté à peine une dizaine de visiteurs africains ou antillais, identifiables à leur accent en français.
J’ai retrouvé des femmes que j’aime, Portrait de Madeleine ou Portrait d’une femme noire de Marie-Guillemine Benoist (Salon 1800, Musée du Louvre) ; La Toilette d’Esther de Théodore Chassériau, 1841 (Musée du Louvre) ; Olympia de Édouard Manet, 1863 (Musée d’Orsay) où je suis prise dans une rêverie suscitée par le couple La Blanche et la Noire et j’invente une fiction comme chaque fois ; La Toilette de Frédéric Bazille, 1870 (Musée Fabre, Montpellier), le geste gracieux de la servante noire à la fouta presque kabyle… Je découvre une esclave noire au Caire, une jeune mulâtresse de profil, la modèle métisse de Matisse, la servante noire flamboyante du Bain turc ou Bain maure de J.-L. Gérôme, la danseuse Aïcha de Félix Valloton… Ces femmes me bouleversent comme des sœurs étrangères et familières que mon père n’aurait pas aimé voir ainsi fixées sur la toile. Il ne pouvait pas ne pas penser aux femmes de son peuple maltraitées par la colonisation.
Au cours de l’exposition plusieurs tableaux. Des nourrices noires avec des enfants blancs, telles que je les ai vues, telles que je les vois aujourd’hui en 2019, dans mon quartier, descendantes des colonies. Elles téléphonent dans leur langue sonore, l’appareil plat, moderne, collé à l’oreille, elles ne parlent pas aux enfants blancs, ils auront entendu une autre langue, comme une berceuse pour les plus petits, endormis dans la poussette bavarde. De ces nounous africaines océaniennes, antillaises parfois, j’ai écrit dans L’habit vert (éd. Thierry Magnier, 2016), un livre de nouvelles que je voulais intituler Les petites bonnes (mais le titre était pris).
28 mai
Nouvelle polémique à propos de l’enseigne de la place de la Contrescarpe à Paris : Au nègre joyeux. Elle avait disparu en mars 2018, pour être restaurée. L’enseigne aurait dû réapparaître. Point d’enseigne en mai 2019. La mairie de Paris a décidé de ne pas exposer le nègre joyeux. Protestation du syndic de copropriété du 14 rue Mouffetard. On avait décidé d’accompagner le nègre joyeux d’une plaque racontant l’histoire de l’enseigne. La Ville de Paris a prévu que le nègre joyeux restera au Musée Carnavalet… Protestations du syndic. Je repasserai rue Mouffetard pour le nègre joyeux. Je me rappelle une anecdote équivalente aux USA où je devais parler de mes livres dans une université à New York. Le comité invitant avait écarté La négresse à l’enfant, un recueil de nouvelles publié dans la collection « Libre court » de Christine Ferniot (Syros Alternatives, 1990), à cause du mot « négresse »… Cette attitude « politiquement correcte » en vigueur aujourd’hui, tient du révisionnisme idéologique le pire.
Seuls les Noirs doivent parler aux Noirs, des Noirs, les Arabes aux Arabes, des Arabes, les Juifs aux Juifs, des Juifs… Les Femmes aux Femmes, des Femmes… Populations discriminées, victimes qu’il faut « décoloniser ». Ces mouvements fabriquent ainsi des relations toxiques entre des personnes manipulées, bafouant la liberté de penser des uns et des autres.

Les Algériens poursuivent les manifestations malgré des arrestations arbitraires. Hommes et femmes sont déterminés, dans tout le pays. J’aurais aimé téléphoner à mon père à Nice. Entendre son rire de bonheur.



Le banc vert des Roms sous le viaduc. Mai 2019 (coll. part.)


Le banc vert des Roms sous le viaduc. Mai 2019 (coll. part.)


Le banc vert des Roms sous le viaduc. Mai 2019 (coll. part.)



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